Un projet torpillé de l’intérieur – retour d’expérience par Vincent Drecq

Il y a quelques années, j’étais responsable d’un projet international de déploiement d’un ERP. Je coordonnais une équipe de 30 à 40 personnes comprenant une quinzaine de consultants fonctionnels ou experts techniques.

Le projet était très bien structuré. La charte projet était formalisée et validée par le comité de pilotage du projet. Nous avions un planning assez tendu, nous le savions tous et l’acceptions. Nous avions clarifié les rôles et responsabilités de chacun. La liste de livrables et les risques étaient formalisés.

Nous mettions en place 5 modules différents du progiciel. Ainsi nous nous étions organisés en conséquence : 5 équipes différentes travaillant sur le même plateau…

Ce projet était stratégique pour l’entreprise donc nous avions les moyens, l’argent n’était pas le souci. Aujourd’hui, ce type de situation est tout de même plus rare.

Donc techniquement, les références du contenu, de délais et de coûts étaient définies, validées et acceptées.

J’étais assez fier d’avoir réalisé tout cela et pourtant je n’étais pas au bout de mes surprises !

Côté sponsor nous en avions un, c’était le Directeur Général de l’entreprise. Il comprenait son rôle. Dans une vie antérieure, il avait été directeur technique. Pour moi, c’était du bonheur car il connaissait le mode projet et je n’avais pas de pédagogie à faire sur le management de projet. Je lui avais simplement demandé de venir chaque jour sur le plateau pour prendre des nouvelles de l’avancement directement auprès des équipes. Il venait me voir en premier, nous échangions sur les problèmes éventuels ou sur les félicitations à donner à untel ou untel.

Ainsi, chacun savait que le projet était suivi de près par le grand patron. Il jouait parfaitement son rôle et je dois dire qu’heureusement qu’il était aussi présent, cela m’a servi pour la suite.

Dans la littérature, il nous est souvent conseillé de disposer de tous ces éléments pour augmenter les chances de réussite des projets. J’étais assez fier d’avoir réalisé tout cela et pourtant je n’étais pas au bout de mes surprises.

Il me reste à évoquer le registre et l’analyse des parties prenantes (stakeholders). J’avais construit un beau fichier Excel pour établir la liste des parties prenantes. Une première colonne avec le nom de la partie prenante, une deuxième avec sa fonction dans l’entreprise, une troisième pour définir si elle était « pour » ou « contre » le projet, …

Au bout de 60 minutes, la liste était établie. Les syndicats figuraient dans cette liste et j’avais décidé de mener une réunion spécifique avec le comité de pilotage pour définir la stratégie à mener vis-à-vis de demandes des syndicats, … Le comité de pilotage avait apprécié cette pro activité.

Sur le projet, le directeur administratif et financier avait été détaché à 60% pour nous aider. Par la suite, je vais moi aussi l’appeler David. Il faut dire qu’il était le responsable hiérarchique de 50% des membres de mon équipe projet. Je mangeais tous les midis avec lui. Il me répétait sans cesse qu’il était content que ce projet soit mené. Il semblait aussi très satisfait de participer au projet car ce serait l’outil de travail de ses équipes dans un avenir proche… Lors de l’élaboration de mon registre des parties prenantes, vous imaginez parfaitement ce que j’ai fait !

J’ai positionné mon cher David comme une personne influente et ayant du pouvoir mais sur qui je devais m’appuyer. David serait l’élément déterminant dans la réussite de mon projet. Je l’informerai régulièrement et je prendrai son avis aussi souvent que possible. Compte tenu de sa position, il va m’aider et il pilotera même ses équipes. Il en a la légitimité… D’ailleurs le sponsor du projet m’approuvait dans cette démarche.

creuser-un-trouAinsi donc le projet se déroule et avance. Parfois je vois quelques dysfonctionnements et je corrige le tir en mettant en place des plans d’actions adéquats, la routine quoi. Mais au bout de quelques semaines de travail, je m’aperçois que des dysfonctionnements récurrents se produisent. C’est un peu comme si vous êtes sur un chantier. Vous voyez un trou en plein milieu du passage (le problème) avec une pelle juste à côté et un tas de terre. Ni une, ni deux, vous prenez la pelle en main pour reboucher ce trou et on n’en parle plus.

Vous continuez votre ronde et pour chaque trou identifié vous remettez soigneusement la terre en place. Le lendemain, vous effectuez à nouveau votre tour et vous vous apercevez que quelqu’un a creusé à nouveau aux mêmes endroits. Y-a-t-il un saboteur ? Qui prend un malin plaisir à détruire ce que vous avez bâti ? Si cela continue le projet prendra du retard …

Il se trouve en fait que c’était mon grand ami, David. Celui-là même qui me soutient et qui a un intérêt dans la réussite de notre projet !

Donc le conseil que je donne au manager de projet Vincent Drecq d’aujourd’hui est le suivant :

Quand tu réalises la liste et l’analyse des parties prenantes, évite d’écrire ce que tu penses être la réalité mais tente d’être le plus proche de la réalité même si elle est différente de ce que tu voudrais qu’elle soit. Essaie de conforter ce que tu écris avec des faits tangibles et tente de faire valider par plusieurs personnes ce que tu as écrit.

Sur ce projet, David me disait qu’il était promoteur du projet et j’avais vraiment envie de le croire. Finalement, il faisait prendre du retard au projet en donnant des directives contraires à ses équipes.

J’ai sollicité un entretien avec le sponsor pour lui demander d’intervenir. Bien sûr le sponsor ne me croyait pas, il avait relu l’analyse des parties prenantes lui aussi et ça lui allait très bien. Ainsi nous avons mené une réunion à trois (David, le DG et moi-même) et à ce moment le sponsor s’est rendu compte de la gravité de la situation. Nous avons décidé de manager David de manière rapprochée.

J’ai géré avec plus de proximité les équipes de David affectées au projet pour corriger au plus tôt les « sabotages ». Nous avons quand même réussi à finir le projet, mais avec un peu de retard.

Gérer simplement les références de contenu, coûts et délais reste insuffisant. Les projets se font avec des hommes et des femmes qui ont des émotions, des croyances, des envies et des peurs. Il est essentiel de composer avec la dimension humaine lors du pilotage de projet.

Cette situation m’a donné une bonne leçon. Aujourd’hui, je réalise systématiquement une analyse des parties prenantes et quand quelqu’un me dit : « Je suis à fond pour le projet !! », je l’accueille avec plaisir. Mais une petite voix me dit : « Souviens-toi de David… ».

vincent_dreck-pmpVINCENT DRECQ, PMP

Professionnel certifié, il travaille depuis plus de 17 ans dans le management de projets. Il dirige le cabinet ConseilOrga et intervient sur des projets de taille différente, nationaux ou internationaux, pour des PME ou des grands groupes industriels ou tertiaires. Sa vision du projet est très pragmatique et orientée vers les résultats. Formateur et conférencier réputé, il aime transmettre son savoir-faire en imageant son propos.

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Vincent est également l’auteur du livre « Pratiques de management de projet – 40 outils et techniques pour prendre la bonne décision », un livre « boîte à outils » pour le chef de projet. Il m’a autorisé à diffuser un extrait du livre pour ceux que cela intéresse. A télécharger en cliquant ici !

Quelques remarques sur ce livre :

Points forts :

  • Il y a du connu et du moins connu dans les outils décrits : bien sûr cela dépend de votre expérience, des contextes rencontrés, etc. Vous allez y retrouver SWOT, Pareto, Parkinson, Eisenhower mais aussi des mentions de CMMI, 6 Sigma, ou bien encore une technique que j’ai particulièrement appréciée, c’est celle du traitement de deuil dans la gestion des parties prenantes.
  • C’est un livre à tiroirs, les pratiques sont regroupées par thème, et vous allez le consulter pour un besoin précis : besoin de gérer une partie prenante, besoin de gérer la qualité, etc. Bien sûr, je recommande de le parcourir une fois en entier pour savoir ce qu’il contient et revenir sur une pratique particulière plus en profondeur le moment venu. Ce n’est donc pas un livre qui prend la poussière !
  • Des conseils pratiques, des exemples : pour savoir comment appliquer dans un contexte concrêt, tout ce que j’aime 🙂

Points d’attention :

  • La sur-enchère d’outils : vous avez besoin de planter un clou pour accrocher au mur votre diplôme Prince2 (chacun son truc). Vous allez au magasin de bricolage du coin et vous achetez la caisse à outils Super Power contenant près de 238 outils. Et au final vous n’avez peut-être même pas de marteau .. Equipez-vous judicieusement.
  • Un outil mal utilisé : si vous choisissez un tournevis pour planter votre clou, vous allez peut-être y arriver mais vous risquez de vous faire mal ..
  • L’excès de zêle : chercher absolument à utiliser un outil pour le principe de l’utiliser n’est pas judicieux non plus, partez toujours d’un besoin ou de symptômes d’un dysfonctionnement et essayez d’y remédier ensuite.

Pour détourner un grand philosophe : « A grands outils, grande responsabilité ! »

4 réflexions au sujet de “Un projet torpillé de l’intérieur – retour d’expérience par Vincent Drecq”

  1. Eh oui, l’on peut maitriser toutes les techniques de projet mais l’on ne peut maitriser toute la dimension humaine des acteurs du projet…. Autrement dit, la vie n’est pas toujours mathématique, il faut compter parfois avec les émotions, les sentiments, etc…
    Je pense que pour compléter le sujet, j’ajouterai que l’on peut organiser par derrière des enquêtes sur les véritables intentions , les véritables attitudes des acteurs des projets sur le terrain sans pour autant briser la confiance, soulever des soupçons et altérer l’ambiance de travail.
    Par exemple, prendre un membre Y à part et savoir lui demander, que penses – tu de monsieur Y; il a l’air de bien s’intégrer au projet , n’est-ce pas? il suit bien les instructions; bref utiliser des phrases positives affirmatives afin de déceler éventuellement des attitudes négatives dans l’avancée du projet

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  2. Histoire intéressante.
    J’en fais une lecture différente.
    Le Chef de Projet (CdP) pilote des personnes qui ont un autre responsable: le hiérarchique. Ces personnes ont donc deux chefs.
    La mission du CdP quand il constitue l’équipe consiste donc à obtenir (via, par exemple, une fiche de tâche (rare) ou toute autre formalisation), une délégation donnée aux contributeurs, pour représenter leur service, sur la base de règles génériques (pouvoirs, interdictions, indicateurs…) accordés par le hiérarchique de rattachement.
    A la suite, il doit être clair que dans le cadre du projet, le CdP est le SEUL hiérarchique des contributeurs, dans le respect des délégations pré-citées.
    A partir de là, il y a un danger évident à laisser un « multi-chef » trop près du projet. Il était vital de maintenir une distance et lui demander de laisser ses gens bosser.
    (c’est un peu comme quand le client du projet veut mettre la main à la pâte, participer aux réunions d’avancement.. Pas bon du tout)
    Il me semble (de mémoire) que Kerzner a évoqué ce genre de difficultés.
    Deuxièmement, perso, je serai aller voir ce multi-chef, en « mode assertif » en lui demandant de nous faire confiance, ou, en tout cas, de remonter les écarts éventuels uniquement au CdP Lui indiquer que son attitude nie le rôle du CdP (menace implicite => « Je suis tenté de partir »)

    Cordialement

    Patrick

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  3. Bonjour
    Responsable d’un projet consortium je dirai que les torpillages internes procèdent effectivement d’un manque de lisibilité et délimitation claire des taches et fonctions internes de chacun.
    Le chef de projet parfois n’a de chef que le titre et n’ a pas toujours les prérogatives en terme d’autorité hiérarchique sur des intervenants dont le travail est une partie prenante du projet mais qui de fait sont autonomes.
    Le torpillage provient donc de conflits d’intérêts, de défense de prés carrés et de prérogatives personnelles.

    Bien cordialement

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